Évangile selon St Matthieu (4, 18-23) (Spoutnik)
En ce temps-là, comme Jésus cheminait le long de la mer de Galilée, il aperçut deux frères, Simon, que l’on appelle Pierre, et André son frère, qui jetaient le filet dans la mer ; car ils étaient pêcheurs. Et il leur dit : " Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d’hommes ! " Aussitôt ils abandonnèrent leurs filets et le suivirent. Un peu plus loin, il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, qui réparaient leurs filets dans une barque avec Zébédée leur père. Il les appela, et aussitôt, laissant leur barque et leur père, ils le suivirent. Jésus parcourait toute la Galilée, enseignant dans les synagogues, proclamant la bonne nouvelle du royaume et guérissant le peuple de toute maladie et de toute infirmité.
Homélie du Père Maxime le 22 juin 2014
Un paysage que l’on contemple nous apparaîtra de manière différente selon la lumière dans laquelle il baigne. Il y a la lumière du matin, celle du soir. Il y a la lumière du printemps, celle de l’été, de l’automne … À chaque fois, ce n’est jamais le même paysage qui s’offre à notre regard.
Ainsi en est-il des Écritures : selon la lumière dans laquelle elles baignent – et selon la lumière dans laquelle, nous aussi, nous baignons –, les Écritures nous parleront différemment.
Aujourd’hui, nous avons entendu le récit de la vocation de quatre hommes : deux fois deux disciples, deux fois deux frères. Il a suffi que Jésus leur dise : « Venez ! » et ils sont venus. Ils ne semblent pas s’être posé de questions, ne sont pas retournés en arrière. Ils se sont levés et ont suivi le Maître : vocation fulgurante qui nous laisse sur place !
Comment se laisser rejoindre par des textes aussi abrupts que celui-ci ? Comment comprendre, de surcroît, la vocation que Jésus propose à ceux qu’il invite à le suivre : « Je vous ferai pécheurs d’hommes » ? La perspective de « pécher des hommes » n’est pas aussi enchanteresse qu’on voudrait le croire. Sans doute le symbolisme de la pèche recèle-t-il un sens profond qu’il nous faut pouvoir préalablement décrypter. On comprend bien aussi que l’image utilisée par Jésus est à mettre en lien avec la situation concrète de la rencontre du Maître avec ses futurs disciples. Jésus avise effectivement des pécheurs affairés sur les bords du lac de Galilée. Mais l’idée de capturer des hommes comme des « poissons » reste difficilement assimilable. Attirer des hommes hors de leur milieu naturel et les prendre dans des filets, n’est-ce pas en faire des proies ? Des proies, certes, mais destinées paradoxalement à la liberté ; des poissons, certes, mais appelés à connaître une véritable métamorphose. Ces hommes susceptibles d’être « péchés » – en vue du Royaume – ne seront pas le produit d’une pêche ordinaire, car cette pêche sera l’œuvre de l’Esprit qui fait de l’homme un « Ichtus », c’est-à-dire, selon l’anagramme du mot grec, le configure à la nature ineffable de « Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur ».
La vocation proposée par Jésus à ces futurs disciples n’est rien moins que de travailler à la christification des hommes. Appelés à une telle transformation de leur existence, ceux-ci devront, comme des poissons tirés hors de l’eau, sortir de leur milieu naturel. Mais peut-être que ce milieu d’origine auquel la pêche du Christ les arrache n’est pas aussi naturel que cela ? Comme des poissons, ces hommes pris dans les filets de l’Esprit auront aussi l’impression de perdre leur liberté, leur vie, d’être arrachés à tout ce qui fait l’essence et les repères de leur existence quotidienne.
Il n’est pas facile de proposer aux hommes de devenir des « Christs ». Or, contre toute apparence, c’est pourtant leur proposer de devenir ce qu’ils sont et qui ils sont. Mais c’est aussi les inviter à effectuer une révolution copernicienne dans leur vision d’eux-mêmes, de Dieu et du monde.
Au départ, ce travail de transformation repose sur la mission de quelques hommes, interfaces entre la nature inaccomplie de l’homme et la nature accomplie du Christ.
Mais alors, en quoi la vocation de ces quelques hommes nous concerne-t-elle ? Nous pouvons nous poser la question de savoir quel rapport existe-t-il entre cette mission apostolique des temps anciens et notre propre vocation spirituelle, aujourd’hui, à savoir notre appel intérieur à devenir qui nous sommes. Quoi qu’il en soit, la réponse à cette question est suspendue à l’expérience d’une rencontre préalable : celle du Maître.
Rencontrer le Maître ! On ne le rencontre pas n’importe où. Il nous « précède en Galilée ». C’est au bord du Lac de Galilée qu’il nous attend. Mais de quelle Galilée s’agit-il ? Il s’agit de notre « Galilée intérieure ». Cette région aux franges de la Terre sainte est chargée d’un symbolisme très profond. Sa localisation en fait un pays de contact avec le monde étranger. Elle est la région de toutes les ouvertures (mais peut-être, parfois aussi, de toutes les fermetures). C’est par la Galilée que l’on accède à la Terre promise. C’est par la Galilée, antique chemin des invasions du Nord, que Peuple exilé reviendra d’exil. C’est par la Galilée que doit se répandre la bénédiction en direction toutes les nations. C’est par la Galilée encore que les nations afflueront vers Jérusalem.
Où trouver cette Galilée intérieure ? Où se situe en nous le Lac de Galilée ? Il se situe là où notre cœur est ouvert au message des Béatitudes, là où notre cœur est prêt à voir ce que nos yeux ne voient pas encore, à entendre ce que nos oreilles n’ont pas encore entendu. Si notre cœur est attentif à la présence de l’étranger, si nous ne nous tenons pas à distance de celui qui est différent de nous et si, le fréquentant, nous ne craignons pas le regard d’autrui, nous sommes proches de ce lieu intime de la conscience cordiale où nous sentirons, comme Élie à l’Horeb, la présence du Seigneur qui passe.
Se tenir dans la présence du Seigneur qui passe, c’est déjà vivre une expérience de l’ordre de la révélation du Nom divin. Ce Nom détient, en potentiel, la manifestation de tout ce que, nous-mêmes, nous pouvons devenir. Ce Nom imprononçable l’est aussi en raison du fait que tout en nous n’est pas encore actualisé ou réalisé. De notre nom, nous ne connaissons que la partie actualisée ; le reste est celé dans le Nom de Dieu, dans le Nom de celui qui est « Seigneur » ! Lorsque le Seigneur passe, il nous fait entendre, au-delà de tous les bruits du monde, la voix de celui qui prononce le Nom imprononçable, la voix qui, par la même occasion, prononce la partie la plus secrète de notre nom et, ce faisant, nous appelle à devenir ce que nous sommes.
Or, même lorsque nous entendons cette voix, il n’y a qu’un quart de nous-mêmes qui semble en mesure de répondre : « Oui ». Il nous est difficile de dire pleinement « Oui » à cette voix qui émane des profondeurs ultimes de notre être. Un quart de nous, seulement, paraît en mesure de répondre à son appel. Tout se passe comme si Jésus, pour obtenir de nous la réponse d’un vrai disciple, devait lancer en nous, non pas un, mais quatre appels. Un tel constat peut nous conduire à l’idée que la vocation des quatre premiers disciples nous renvoie l’image de ce que devrait être la réponse d’un seul véritable oui de l’homme à l’appel de Dieu. C’est comme s’il fallait solliciter quatre hommes pour obtenir effectivement un vrai oui d’homme ou, mieux encore, le oui d’un vrai homme. Il faut bien quatre disciples pour arriver à en faire un vrai.
Que symbolise le nombre des quatre premiers disciples de Jésus ? Il symbolise à la fois le fait que l’homme est partagé en quatre directions, mais aussi le fait que la polarisation de ces directions réalise en elle-même l’unité de toute la création. Nous pouvons découvrir dans ce double couple de frères – deux fois deux frères – la jonction verticale du ciel et la terre et la jonction horizontale de tout homme à son prochain. Ainsi sommes-nous, en nous-mêmes, ces deux fois deux frères : tantôt en polarité ciel, tantôt en polarité terre, tantôt recueillis en notre propre identité intérieure, tantôt tournés vers l’autre. Mais il nous est difficile d’être simultanément et pleinement présents à l’appel divin, dans ces quatre dimensions de notre être.
À défaut de pouvoir répondre « oui », totalement, spontanément, à partir de toutes les dimensions de notre être, il nous sera cependant possible de faire venir à la conscience le désir de notre unité intérieure. Dans un premier temps, notre réponse se fera sur le mode du désir : répondre « oui » au vœu que le ciel et la terre ne fassent plus qu’un, que moi et mon frère ne fassions plus qu’un. Le désir profond d’accéder à une unité intérieure consciente, dans la verticalité et l’horizontalité, sera le premier pas en direction de la manifestation de l’unité entre moi et l’étranger, et entre l’homme et Dieu. Ce sera le premier pas de notre christification consciente, laquelle appelle nécessairement d’autres hommes à vivre la même aventure ; car, que serions-nous, nous-mêmes, si, pris dans les filets de l’Esprit et arrachés à une vision ordinaire de la réalité, nous n’entraînions pas avec nous, dans ces mêmes filets, et le ciel et la terre, et tout ce qui vit et respire ?
Voilà la lumière dans laquelle je souhaitais aujourd’hui découvrir avec vous ce paysage de la Galilée où l’on peut encore entendre la voix du Seigneur qui appelle. Gageons que cette lumière qui éclaire en ce jour l’épisode de la vocation des quatre premiers disciples de Jésus, selon l’Évangile de Jean, soit une lumière de Pentecôte.
Maxime Gimenez